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Chaque nuit, la mort venait le chercher et l’emportait après lui avoir infligé une longue et douloureuse agonie. Et chaque matin, il se réveillait en songeant qu’il lui faudrait de nouveau mourir à la fin de la journée, affronter cette punition éternelle, sa malédiction.
La langue de Maddox effleura ses dents, comme une lame acérée qui aurait caressé la gorge de ses ennemis. Il serait bientôt minuit. Le temps s’écoulait, inexorablement, rythmé par ce tic-tac dans sa tête dont chaque battement semblait lui rappeler avec ironie sa fin prochaine.
Dans un peu plus d’une heure, le premier aiguillon de la douleur percerait son estomac. C’était inéluctable. La mort accomplirait son œuvre.
— Les dieux sont des chiens, murmura-t-il en accélérant la cadence de ses épaulés-jetés.
— Des chiens puants, renchérit derrière lui une voix familière.
La désagréable intrusion de Torin ne perturba pas Maddox, qui poursuivit sans ralentir sa gymnastique quotidienne. En haut, en bas, en haut, en bas. Il avait commencé avec deux heures de punching-ball pour évacuer sa frustration et sa colère, puis il avait enchaîné avec le tapis de course et, à présent, les poids. La sueur dégoulinait sur son torse et ses bras nus, et de transparentes rigoles dessinaient les contours de ses muscles noueux. Il aurait dû se sentir vidé, physiquement et nerveusement, mais, bien au contraire, les émotions tourbillonnaient en lui, de plus en plus violentes et sombres.
— Tu ne devrais pas être ici, fit-il remarquer à Torin.
Torin soupira.
— Je sais, mais… nous avons un grave problème.
— Je ne veux même pas le savoir. Débrouille-toi tout seul.
— Je ne peux pas.
— Débrouille-toi, répéta Maddox d’un ton buté. Je ne suis pas en état de t’aider.
Ces derniers temps, un rien déclenchait en lui une fureur meurtrière dont personne n’était à l’abri. Pas même ses compagnons. Surtout pas ses compagnons. Il avait beau essayer, pas moyen de résister au désir impérieux de frapper et de mutiler.
— Maddox…
— Je suis sur le point de craquer, Torin, dit-il d’une voix rauque. En intervenant, je ferais plus de mal que de bien.
Maddox connaissait ses limites. Il avait eu des milliers d’années pour les tester. Tout avait commencé ce jour maudit où les dieux avaient élu Pandore pour accomplir une tâche dont elle n’était pas digne.
Pandore avait été la femme-soldat la plus puissante de son temps, mais sa puissance n’avait jamais égalé celle d’un homme. Pourtant, c’était à elle que les dieux avaient décidé de confier la garde de Démoniaque, une boîte dans laquelle étaient enfermés des démons tellement infâmes que même l’enfer n’en avait pas voulu.
Maddox n’avait pas supporté l’affront. Pas plus que ses compagnons. Ils avaient toujours servi fidèlement le roi des dieux, et ils se faisaient doubler par une femme…
La nuit où ils avaient volé Démoniaque pour libérer la horde de démons qu’elle contenait, ils avaient simplement eu l’intention de prouver aux dieux que Pandore n’était pas capable de la garder. Quelle folie ! Aussitôt ouverte, la boîte avait disparu, laissant les démons libres.
Leur geste fatal avait plongé le monde dans les ténèbres, et le dieu des dieux avait décidé de mettre un terme au chaos en condamnant les coupables à accueillir les démons à l’intérieur d’eux-mêmes.
Juste punition. Ils avaient lancé des démons contre la terre, puis égaré la boîte destinée à contenir leur fureur. C’était donc à eux de la remplacer.
Ainsi étaient nés les Seigneurs de l’ombre.
Maddox avait reçu la Passion, une créature qui faisait maintenant partie de lui, autant que les poumons qui lui servaient à respirer. Il avait besoin d’elle pour survivre et elle ne pouvait agir qu’à travers lui. Ils formaient les deux moitiés d’un tout.
La créature maléfique qu’il abritait était assoiffée de sang et le poussait à tuer. Les doigts de Maddox s’agrippèrent si fort à sa barre d’haltères qu’il faillit s’en démettre les articulations. Au fil des ans, il avait appris à maîtriser certains des instincts les plus vils de sa bête, mais c’était au prix d’une lutte permanente dont il ne sortait pas toujours vainqueur.
Il aurait tout donné pour un jour de répit. Un seul jour… Un jour sans le désir irrésistible de blesser ceux qui l’entouraient. Un jour sans se battre contre lui-même. Un jour sans inquiétude. Sans mort. Un jour de paix.
— Tu n’es pas en sécurité, ici, dit-il à son ami qui se tenait toujours sur le seuil de la porte. Il faut que tu partes.
Il replaça la barre argentée sur son socle et se redressa.
— Seul, Lucien et Reyes sont autorisés à m’approcher, à l’heure de ma mort.
Uniquement parce qu’ils avaient un rôle à jouer. Eux aussi étaient impuissants à lutter contre leurs démons.
— Il reste encore une heure, protesta Torin en lui lançant une serviette. Je prends le risque.
Maddox tendit le bras derrière lui pour attraper la serviette, puis il fit volte-face et s’essuya le visage.
— De l’eau, murmura-t-il.
À peine avait-il prononcé la deuxième syllabe qu’une bouteille d’eau glacée vola dans les airs. Il l’intercepta adroitement et quelques gouttes éclaboussèrent son torse. Il but, tout en fixant son ami.
Comme toujours, Torin était entièrement vêtu de noir et portait des gants. Ses cheveux presque blancs retombaient en vagues souples sur ses épaules, encadrant un visage que les mortelles jugeaient sensuel et désirable. Les pauvres ignoraient que le mal se dissimulait derrière cette apparence. Pourtant, certains signes auraient pu les alerter. Torin irradiait littéralement l’irrévérence, et la lueur maligne qui brillait dans ses yeux montrait qu’il était capable de vous dépecer le cœur tout en vous riant au nez – ou de vous rire au nez pendant que vous dépeciez son cœur.
Pour supporter son calvaire, il se réfugiait dans l’humour. Ils en étaient tous là.
Torin était un damné, comme ses compagnons d’infortune. Il ne mourait pas toutes les nuits, mais, dès que sa peau effleurait celle d’un être vivant, ce dernier tombait malade.
Torin était possédé par Maladie.
Il n’avait plus touché une femme depuis quatre cents ans. La dernière fois qu’il avait cédé au désir de caresser le visage de celle qu’il aimait, elle avait attrapé la peste. La maladie s’était propagée, décimant la région.
— Je ne te demande que cinq minutes de ton temps, insista Torin d’un ton décidé. Rien de plus.
— Tu crois que nous serons punis pour avoir traité les dieux de chiens ? demanda Maddox comme s’il n’avait pas entendu la requête de Torin.
Torin soupira de nouveau.
— Nous sommes la punition incarnée, dit-il. Que pourraient-ils nous infliger de plus ?
Il avait raison. Les lèvres de Maddox s’étirèrent en un sourire mauvais, tandis qu’il levait un regard de défi en direction du plafond. Chiens ! Chiens ! Punissez-moi encore, si vous l’osez ! Enfin, il sombrerait peut-être dans le néant.
Mais les dieux n’allaient probablement pas se formaliser pour quelques insultes. Depuis la malédiction, ils faisaient la sourde oreille. Pendant des milliers d’années, Maddox avait imploré chaque jour leur pardon. Mais plus maintenant. Il n’attendait plus rien d’eux.
Torin avait raison : que pouvaient-ils lui infliger de plus ?
Rien ne pouvait être pire que de mourir encore et encore, d’être dépouillé de tout ce qu’il avait de bon et de juste en lui, d’abriter dans son corps et son esprit le démon de la passion.
Il se baissa en avant pour s’étirer, tout en lançant la serviette mouillée et la bouteille vide dans le panier le plus proche. Puis il se redressa, traversa la pièce à grands pas pour s’approcher de l’alcôve semi-circulaire donnant sur l’extérieur, et plaça ses mains en visière au-dessus de ses yeux pour scruter le paysage à travers la découpe la plus claire.
Bâtie sur un promontoire, la forteresse offrait une vue en contrebas sur Budapest. À cette heure de la nuit, les lueurs roses, bleues et mauves de la ville qui illuminaient le trouble ciel de velours se reflétaient dans le Danube et éclairaient les contours des cimes enneigées des arbres. Le vent soufflait en faisant danser et tourbillonner dans l’air des flocons de neige.
Ici, lui et les autres se sentaient à l’abri du monde, libre de circuler sans affronter une avalanche de questions.
Pourquoi ne vieillissez-vous pas ? Pourquoi vous entend-on hurler dans la forêt la nuit ? Pourquoi a-t-on parfois l'impression qu’un démon se réveille en vous ?
Les mortels avaient compris qu’il valait mieux conserver leurs distances avec les habitants du château. Ils les considéraient avec un respect mêlé de crainte. Certains les prenaient même pour des anges.
Si seulement ils avaient su…
Les ongles de Maddox s’allongèrent lentement pour s’enfoncer dans la pierre. Budapest était une ville belle et majestueuse, mêlant le charme du vieux monde aux plaisirs modernes, mais il ne s’y était jamais senti chez lui. Il observait toujours de loin, avec un certain détachement, le quartier du château, celui des boîtes de nuit, l’agitation joyeuse et colorée des marchés, les femmes.
Ce sentiment d’indifférence se serait peut-être estompé s’il s’était aventuré au cœur de la ville, mais, à la différence de certains de ses compagnons qui se promenaient à leur guise, il ne quittait jamais le château et son domaine. Il vivait comme un prisonnier. Tout comme Passion avait vécu prisonnier de la boîte de Pandore des milliers d’années plus tôt.
Ses ongles s’allongèrent comme des griffes rétractiles. Songer à cette boîte assombrissait toujours son humeur. Frappe un mur, conseilla Passion. Détruis. Blesse. Tue. Il aurait bien voulu éliminer les dieux. Un par un. Les décapiter. Arracher leur vieux cœur décati. Pour toujours.
À l’intérieur de lui, le démon ronronna de plaisir.
Bien sûr qu’il ronronne, songea Maddox avec écœurement. Dès qu’il s’agissait de sang, peu importait la cible, le démon approuvait. Le visage de Maddox se rembrunit et il jeta de nouveau un regard haineux en direction des cieux. Il y avait bien longtemps que ce démon et lui formaient un tandem indissociable, mais il n’avait pas oublié le jour de leur rencontre. Les hurlements des innocents résonnaient toujours à ses oreilles, il revoyait les victimes ensanglantées qui mouraient les unes après les autres. Les esprits déchaînés s’étaient régalés de la chair des mortels avec un appétit joyeux et frénétique.
Quand Passion s’était introduit dans son corps, il avait perdu le contact avec la réalité. Il n’y avait plus eu ni cris ni gémissements. Il avait plongé dans le feu et les ténèbres. Quand il avait retrouvé l’usage de ses sens, le sang de Pandore éclaboussait son torse, tandis qu’elle rendait son dernier soupir.
Pandore n’avait pas été sa première victime. Et pas non plus la dernière. Mais elle avait été la seule femme à faire connaissance avec son épée. La vision horrible du corps disloqué de cette femelle autrefois pleine de vie le remplissait toujours de culpabilité et de honte.
Ce jour-là, il avait juré de faire tout ce qui était en son pouvoir pour lutter contre le démon qui l’habitait, mais c’était déjà trop tard. Le meurtre de Pandore avait décuplé la colère de Zeus, qui l’avait condamné à mourir comme elle, de six coups d’épée dans le ventre, tous les soirs à minuit. Sauf que l’agonie de Pandore n’avait duré que quelques minutes, et que celle de Maddox devait se répéter pour l’éternité.
Il serra les dents pour lutter contre le désir impérieux de tuer qui l’envahissait de nouveau. Pour se consoler, il tenta de se souvenir qu’il n’était pas le seul à souffrir. Les autres guerriers avaient aussi leurs démons. Au propre et au figuré. Torin était le gardien de la Maladie. Lucien, celui de la Mort. Reyes, celui de la Douleur. Aeron avait hérité de la Colère. Paris, du Vice.
Paris avait de la chance : il vagabondait à sa guise, il prenait toutes les femmes qu’il désirait et se délectait de leurs caresses et de leurs soupirs.
Tandis que lui, Maddox, n’osait plus s’aventurer au-delà des terres du château. Il osait à peine approcher une femme, de peur que Passion ne la détruise. Et puis, il devait rentrer avant minuit : il n’aurait pas fallu qu’un mortel découvre son cadavre ensanglanté et décide de l’enterrer, ou pire, de le brûler, lui infligeant ainsi des souffrances supplémentaires.
Si cela avait pu mettre fin à sa pitoyable vie, il serait volontiers sorti pour qu’on le rôtisse. Mais il était, hélas, condamné à se réveiller tous les matins dans son lit, après avoir passé la nuit en enfer…
— Ça fait un moment que tu es planté devant ce vitrail à contempler la ville, fit remarquer Torin. Mais tu ne me poses aucune question. Tu n’es donc pas curieux de savoir ce qui se passe ?
Tiré brusquement de sa rêverie, Maddox battit des paupières.
— Tu es toujours là ? s’étonna-t-il.
Torin haussa un sourcil dont la noirceur contrastait singulièrement avec ses cheveux d’argent.
— Je suppose que la réponse à ma question est non, soupira-t-il. Tu es plus calme, au moins ?
Lui arrivait-il seulement d’être calme ?
— Aussi calme que peut l’être une créature de mon espèce, rétorqua-t-il.
— Cesse de te lamenter. Je dois absolument te montrer quelque chose. Tu vas m’accompagner, et je t’expliquerai en chemin pourquoi je me suis permis de te déranger.
Sur ce, Torin fit demi-tour sur ses bottes à talons et quitta la pièce d’un pas décidé.
Maddox le regarda disparaître. Cesse de te lamenter…
Torin avait raison, il gémissait comme une femmelette. Piqué par la curiosité et vaguement amusé, Maddox sentit fondre son humeur meurtrière et sortit de la salle de gymnastique pour rejoindre son ami dans le couloir. Il fut aussitôt enveloppé d’un courant d’air froid et épais d’humidité, chargé des odeurs piquantes de l’hiver. Il jeta un coup d’œil du côté de Torin qui le précédait de quelques mètres, et referma soigneusement la porte derrière lui avant de le rejoindre.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
— Enfin, tu daignes t’intéresser à ce que je raconte !
— Si c’est encore une de tes mauvaises blagues…
Il songea à cette fois où, pour se moquer de Paris qui se plaignait du manque de femmes en ville, Torin avait commandé des centaines de poupées gonflables aux yeux écarquillés et à la bouche suggestive pour les disséminer au détour des couloirs.
Quand Torin s’ennuyait, il devenait facétieux…
— Je ne perdrais pas mon temps à te faire des blagues, rétorqua Torin sans même se retourner. Je sais bien que tu n’as pas le sens de l’humour.
Maddox continua à le suivre en avançant entre les murs de pierres éclairés par la lumière tremblotante des torches. La Maison des damnés, comme Torin avait baptisé leur château, avait été construite des centaines d’années plus tôt. Ils y avaient installé le confort moderne, mais les pierres effritées et les sols usés trahissaient son âge.
— Où sont les autres ? demanda Maddox en prenant soudain conscience de l’absence de ses compagnons.
— Paris devrait être en train de faire des courses, vu que nos placards à provisions sont vides et que c’est la tâche qui lui est réservée, mais je pense qu’il est plutôt sorti pour chercher une femme.
Paris avait de la chance d’être possédé par le Vice. Il ne pouvait pas s’allonger deux soirs de suite près de la même compagne et il en séduisait donc une nouvelle chaque jour – au moins une, parfois deux ou trois. Le revers de la médaille, c’était qu’en l’absence de femme, il en était réduit à se soulager tout seul. Quand Maddox y songeait, il ne l’enviait plus. Pourtant, chaque fois que celui-ci racontait ses ébats… La douce caresse d’une cuisse… La peau tiède d’une femme… Les gémissements de plaisir…
— Aeron est…, commença Torin.
Il soupira.
— C’est sérieux.
— Il lui est arrivé quelque chose ? s’inquiéta Maddox.
Aussitôt, les ténèbres envahirent son esprit. Détruis. Tue. Frappe. Passion avait pris un ton suppliant, s’agrippait à la lisière de sa conscience, tentait de faire surface.
— Il est blessé ? insista-t-il.
Aeron n’était pas un simple mortel, mais il n’en était pas pour autant invincible – ils avaient eu le temps de l’expérimenter de mille horribles manières.
— Rien de tout ça, assura Torin.
Maddox se sentit soulagé et la voix de Passion se fit plus discrète.
— Dans ce cas, de quoi s’agit-il ? Il a piqué une crise parce qu’il y avait trop de sang à éponger ?
Ils s’étaient répartis les tâches, une manière de maintenir un semblant d’ordre dans leur chaos. Aeron faisait le ménage, Maddox se chargeait des réparations domestiques, Torin gérait leurs actions et s’arrangeait pour qu’ils ne manquent pas d’argent, Lucien s’occupait de la paperasse, Reyes entretenait les armes.
— Les dieux l’ont convoqué, lâcha enfin Torin.
Maddox tituba, aveuglé par le choc.
— Comment ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Il avait sûrement mal entendu.
— Les dieux l’ont convoqué, répéta patiemment Torin.
Les dieux ne s’étaient plus manifestés depuis la mort de Pandore…
— Qu’est-ce qu’ils lui voulaient ? Et pourquoi est-ce que je n’en suis averti que maintenant ?
— Personne n’est au courant. Nous regardions un film, quand il s’est brusquement raidi, avec un visage figé, comme si son corps n’était plus habité. Puis il a annoncé avec une voix d’outre-tombe que les dieux réclamaient sa présence. Nous n’avons même pas eu le temps de réagir, il était déjà ailleurs.
Il soupira.
— Ça fait quelques minutes que j’essaye de te l’annoncer, mais tu refusais de m’écouter…
La paupière de Maddox tressaillit nerveusement.
— Tu aurais dû me le dire quand même !
— Pendant que tu maniais ta barre d’haltères ? Je t’en prie… Je suis l’hôte de la Maladie, pas de la Bêtise.
Maddox tenta de trouver une explication plausible à cette nouvelle ahurissante. Colère, le démon d’Aeron, se chargeait de punir les mortels. On pouvait imaginer qu’il était allé trop loin et que les dieux avaient convoqué Aeron pour le lui signifier à leur manière.
— S’ils lui infligent une malédiction supplémentaire, je jure de trouver un moyen de grimper sur le Mont Olympe pour les trucider, murmura Maddox.
— Tes yeux sont injectés de sang, fit remarquer Torin. Je te conseille de te calmer. Nous sommes tous bouleversés, mais ce n’est pas la peine de se rendre malade d’avance. Aeron sera bientôt de retour pour nous raconter ce qui s’est passé. Attendons d’entendre ce qu’il aura à nous dire.
Il avait probablement raison. Maddox fit un effort pour se contrôler.
— Personne d’autre n’a été convoqué ?
— Non. Lucien est sorti pour chercher des mortels à faucher. Quant à Reyes, je suppose qu’il est occupé à s’automutiler dans un coin du château.
Maddox souffrait le martyre chaque nuit, mais il n’aurait pas échangé sa place contre celle de Reyes, gardien de la Douleur, qui s’infligeait toute la journée les pires tortures.
— Tu n’avais rien d’autre à me dire ? demanda-t-il, tout en caressant distraitement les deux colonnes qui flanquaient l’escalier, avant de se mettre à grimper les marches.
— Le reste, je crois qu’il vaut mieux que je te le montre.
C’était donc pire que la convocation d’Aeron ? Maddox traversa à grands pas la salle de jeu, leur sanctuaire. Elle était meublée de fauteuils rembourrés, et agrémentée de tout le confort moderne. Le réfrigérateur était rempli de vin et de bières. Il y avait une table de billard, un panier de basket, un grand écran plasma sur lequel on voyait en ce moment trois femmes nues se livrant à une orgie.
— Je vois que Paris est passé par ici il n’y a pas longtemps, dit-il.
Torin ne répondit pas, mais il accéléra le pas en évitant soigneusement de regarder du côté de l’écran.
— Peu importe, murmura Maddox.
Attirer l’attention de Torin sur les plaisirs de la chair était un acte cruel. Le malheureux devait penser sans cesse au sexe, mais il n’avait droit à rien.
Maddox, au moins, pouvait de temps en temps se faire plaisir.
Ses amantes étaient le plus souvent les laissées-pour-compte de Paris, des femmes suffisamment inconscientes pour le suivre jusqu’ici, dans l’espoir de partager sa couche une deuxième fois, sans se douter qu’il ne fallait pas y songer. Elles étaient le plus souvent submergées par le désir, une conséquence de leur rencontre avec le Vice, et donc satisfaites quand elles trouvaient un homme pour se glisser entre leurs jambes. La plupart du temps, elles acceptaient avec joie Maddox comme substitut – pour une étreinte impersonnelle, vide émotionnellement, mais très satisfaisante physiquement.
Maddox en était réduit à forniquer dehors, dans la forêt alentour – les guerriers ne permettant pas aux humains d’entrer dans la forteresse. Il prenait ses proies à quatre pattes, pour un accouplement rapide et discret, tout ça pour éviter d’attirer l’attention de Passion, lequel l’aurait probablement contraint à accomplir des actes qu’il aurait regrettés pour cette éternité et pour la suivante.
Ensuite, il les renvoyait chez elles en les avertissant qu’elles mourraient si elles osaient revenir. Il n’envisageait pas une liaison suivie. Il n’avait pas le choix, s’il ne voulait pas que ça finisse dans un bain de sang.
Pourtant, il lui arrivait parfois de rêver qu’il s’allongeait au-dessus d’une femme, comme Paris. Qu’il couvrait son corps de petits baisers et de coups de langue. Qu’il se noyait en elle, en s’oubliant totalement, sans craindre de perdre le contrôle et de l’agresser.
Comme ils atteignaient enfin les appartements de Torin, Maddox s’efforça de chasser ces pensées de son esprit. Le temps passé à espérer était du temps perdu. Il ne le savait que trop.
En entrant, il eut la surprise de découvrir que Torin avait modifié son dispositif de surveillance. Il ne se souvenait pas de ces murs couverts d’appareils, de ces écrans, de ces téléphones, et de tout cet équipement électronique. Il fut impressionné. Il n’avait jamais réussi à suivre le rythme de l’évolution de la science, dont chaque nouvelle avancée l’éloignait un peu plus du guerrier insouciant qu’il avait été autrefois. La technologie moderne le laissait plutôt indifférent, mais il savait tout de même en apprécier les avantages.
Une fois son inspection terminée, il se tourna vers son compagnon.
— Tu as l’intention de conquérir le monde ?
— Non. Je le surveille, c’est tout. Nous tenir au courant est le meilleur moyen de nous protéger et de faire de l’argent.
Torin se laissa tomber sur un confortable fauteuil pivotant et se mit à tapoter son clavier. L’un des écrans s’alluma et une image floue, noire et blanche, zébra sa surface.
— Voilà, tu vas bientôt savoir, reprit Torin.
Maddox fit un pas en avant, tout en prenant garde de ne pas effleurer son compagnon. Le brouillard noir et blanc se transforma en lignes épaisses. Maddox reconnut des troncs.
— C’est très beau, commenta-t-il. Mais je n’étais pas à ce point désireux de contempler des arbres.
— Patience, murmura Torin.
— Dépêche-toi, rétorqua Maddox.
Torin lui lança un regard narquois.
— À vos ordres ! J’ai truffé notre domaine de caméras et de détecteurs sensibles aux variations de températures. Personne n’y pénètre sans que j’en sois averti.
Il tapota de nouveau le clavier pendant quelques secondes et l’image fit un travelling vers la droite. Un éclair rouge traversa brièvement l’écran, puis disparut.
— Retourne en arrière, ordonna Maddox d’une voix tendue.
Il n’était pas un expert de la surveillance comme Torin, mais il avait tout de même compris que cet éclair représentait la chaleur émanant d’un être vivant.
Tap, tap, tap… L’éclair traversa de nouveau l’image.
— Un humain ? demanda-t-il.
Cette fois, il avait eu le temps d’identifier une silhouette de petite taille et plutôt menue.
— Sans le moindre doute, affirma Torin.
— Homme ou femme ?
Torin haussa les épaules.
— Je pencherais pour une femme.
Le jour, peu de mortels osaient s’aventurer sur cette colline désolée. Et la nuit encore moins. Les humains conservaient leurs distances avec les habitants de la forteresse. Seuls les livreurs, quelques enfants inconscients, et les femmes abandonnées par Paris, osaient traverser la forêt qui l’entourait.
— Une des conquêtes de Paris ? demanda-t-il.
— Possible… Mais j’aurais une autre explication…
— Une autre explication, répéta Maddox, tandis que Torin hésitait à poursuivre.
— Un chasseur, dit tristement Torin. Ou plutôt un appât.
Maddox pinça les lèvres.
— À présent, je suis sûr que tu te moques de moi.
— Réfléchis un peu. Les livreurs transportent toujours quelque chose, les femmes de Paris filent droit sur la porte d’entrée. Cette silhouette a les mains vides, elle progresse par cercles concentriques, et elle s’arrête régulièrement pour trafiquer on ne sait quoi au pied d’un arbre. Je parierais qu’elle plante des explosifs ou qu’elle installe des caméras de surveillance.
— Mais tu viens de dire qu’elle avait les mains vides…
— De nos jours, on fabrique des explosifs et des caméras tellement minuscules qu’on pourrait très bien ne pas les distinguer à cette distance.
Maddox se massa la nuque d’un air préoccupé.
— Les chasseurs ne nous ont plus harcelés depuis la Grèce antique, objecta encore Maddox.
— Mais peut-être que leurs enfants et les enfants de leurs enfants ont continué à nous chercher, hasarda Torin. Et qu’ils nous ont enfin trouvés.
Maddox n’aimait pas évoquer la Grèce. Il s’efforçait au contraire d’oublier ces temps où les guerriers terrorisaient le peuple. Un groupe d’hommes courageux avait fini par se révolter, ils s’étaient baptisés « chasseurs ». La lutte entre les guerriers et les chasseurs avait été violente et sans merci. Elle était entrée dans la légende.
Moins puissants que les guerriers et leurs démons, les chasseurs avaient tenté de vaincre par la ruse – notamment en utilisant des femmes, appâts dont le rôle était d’endormir la méfiance des guerriers en les séduisant. C’était avec la complicité d’une femme qu’ils avaient réussi à détruire Baden, gardien de la Méfiance, démon qui en avait profité pour s’échapper du corps mutilé de son hôte.
Maddox ignorait où il s’était réfugié.
— Les dieux nous haïssent, c’est certain, reprit Torin. Ça ne m’étonnerait pas qu’ils aient décidé de remettre les chasseurs sur notre trace. Quel dommage… Nous étions si bien, dans notre havre de paix relative.
La terreur noua un peu plus l’estomac de Maddox.
— Si nous mourions, les démons que nous gardons seraient libérés et livrés à eux-mêmes, protesta-t-il. Les dieux ne voudraient tout de même pas que…
— Leurs motivations sont parfois malaisées à cerner, coupa Torin.
Il avait raison. Maddox avait depuis longtemps renoncé à comprendre les dieux.
— Il faut faire quelque chose, Maddox, poursuivit Torin.
Le regard de Maddox se posa sur l’horloge murale. Bientôt minuit. Il tressaillit.
— Tu devrais t’adresser à Paris, murmura-t-il.
— J’ai tenté de le joindre sur son portable, mais il ne répond pas.
— Alors essaye avec…
— Tu crois vraiment que je serais venu te déranger à l’approche de minuit, si je savais à qui d’autre m’adresser ?
Sur ces mots, Torin fit pivoter son fauteuil et le toisa d’un air déterminé.
— Tu dois y aller.
Maddox secoua la tête.
— Je vais mourir bientôt. Je ne peux pas m’aventurer hors de ces murs.
— Moi non plus, répondit Torin.
Une lueur trouble et inquiétante passa dans ses yeux. Le vert de ses pupilles vira à une teinte émeraude.
— Toi, tu ne risques pas de contaminer toute la race humaine, insista-t-il.
Maddox tritura une mèche de ses cheveux coupés au carré. Sortons et tuons cette intruse, ronronna Passion.
— Seulement s’il s’agit d’un chasseur ou d’un appât, rectifia Torin comme s’il lisait dans ses pensées.
— Et si c’est une innocente ? demanda Maddox, tout en s’efforçant de tempérer l’ardeur du démon qui commençait à s’agiter sérieusement.
Une expression coupable assombrit le visage de Torin, comme si les voix de tous les malheureux qu’il avait contaminés au cours des siècles s’élevaient pour protester et le supplier d’épargner ceux qu’il n’avait pas encore approchés.
— Si elle est innocente, tu la laisseras partir, dit-il. Nous ne sommes pas tout à fait des monstres. Nous sommes capables de lutter contre nos démons.
Une fois de plus, Torin avait raison. Il n’était pas une bête. Il avait un cœur. Il détestait ces vagues de haine et de violence qui menaçaient constamment de le submerger. Ses actes le dégoûtaient. Parfois, tout son être le dégoûtait.
Il ne se laisserait pas emporter par les vils instincts du monstre qui l’habitait.
— Où est la mortelle, en ce moment ? demanda-t-il.
— Près des rives du Danube.
À quinze minutes de distance. Cela lui laissait le temps de passer prendre ses armes, de trouver cette mortelle, de la sommer de se mettre à l’abri si elle était innocente, ou de la tuer si les circonstances l’exigeaient, puis de rentrer. Mais si quelqu’un ou quelque chose le ralentissait, s’il se trouvait dehors à l’heure de son agonie, toute personne qu’il rencontrerait serait en grand danger, car il ne songerait plus qu’à détruire.
— Si je ne suis pas revenu avant minuit, avec Lucien et Reyes, il faudra venir nous chercher.
La Mort et la Douleur l’assistaient tous les soirs. Douleur portait les coups d’épée, la Mort escortait son âme jusqu’aux portes de l’enfer. Ils avaient l’habitude de l’attacher à son lit : si la scène se déroulait à l’extérieur, il risquait de les blesser.
— Promets-le-moi, insista-t-il.
Torin lui jeta un regard sombre et attristé.
— Sois prudent, mon ami, murmura-t-il.
Maddox sortait précipitamment de la pièce, quand Torin le rappela.
— Maddox, tu devrais regarder ça avant de partir.
Il revint sur ses pas, avec, de nouveau, la peur au ventre. Quoi encore ? Que pouvait-il arriver de pire ? Il s’approcha de Torin en haussant un sourcil, une façon de lui dire de se dépêcher.
Torin désigna l’écran du menton.
— On dirait qu’il y en a quatre de plus. Des hommes…
— Bon sang…
Maddox étudia les quatre éclairs rouges qui avançaient en direction du petit.
— Je vais m’occuper d’eux, dit-il.
De nouveau, il se dirigea vers la sortie d’un pas décidé.
Une fois dans sa chambre, il alla droit au dressing. Le lit était l’unique meuble de la pièce. Il avait détruit son armoire, son miroir et ses fauteuils, au cours de l’un de ses accès de violence. Il ne se souvenait plus très bien.
À une époque lointaine, il avait installé dans sa chambre des fontaines d’intérieur et des plantes, dans l’espoir de créer une atmosphère calme et apaisante destinée à combattre Passion. Il avait même tenté d’accrocher des croix, pour conjurer le démon. Mais Passion s’était fait un plaisir de tout détruire, peu à peu. Depuis, il avait opté pour ce que Paris appelait une ambiance minimaliste.
S’il avait conservé son lit, c’était uniquement parce que celui-ci était en métal et que Reyes l’y enchaînait à l’approche de minuit. Il possédait une provision de matelas, de draps, de chaînes, et de têtes de lit. Dans une pièce contiguë. Au cas où.
Il passa rapidement un T-shirt noir, enfila une paire de bottes, puis attacha des poignards à ses chevilles, à sa taille, à ses poignets. Pas d’armes à feu. Lui et Passion étaient au moins d’accord sur un point : on affrontait ses ennemis dans un corps à corps, on les regardait droit dans les yeux quand ils rendaient l’âme.
Si les mortels qui rôdaient en ce moment dans la forêt étaient des chasseurs ou des appâts, plus rien désormais ne pouvait les sauver.